Yves ANSEL
(adhérent au G.I.E.N. depuis 2003 ; membre du Comité de Lecture de la revue Aden et collaborateur régulier à celle-ci ; intervenant aux colloques de 2002 et 2005)
"Je me souviens..." : Ma première lecture de Nizan ? Les Chiens de garde , en terminale (1970-1971) où le prof de philo avait incidemment parlé de ce pamphlet. J'ai emprunté l'ouvrage, l'ai lu et pas compris grand-chose, vu que je ne connaissais ni la philosophie ni les professeurs de philo dont il était question. Ce qui m'est resté, en revanche, c'est le souvenir d'un ton, d'un style, de la formule qui tue, et le goût des pamphlets.
Trois ans plus tard, alors que j'hésitais entre philo et lettres, Hume et Dostoïevski, je suis revenu aux Chiens de garde. Les enjeux de la polémique m'étaient devenus clairs, et j'ai pris conscience que MM. Tardieu, Lalande, Brunschwicg et consorts avaient moult héritiers, que si les noms avaient changé, les discours, eux, livraient toujours les mêmes salades. Les "nuées" de Lyotard, de Derrida et tutti quanti n'avaient rien à envier à celles de leurs prédécesseurs. Et ce qui m'a alors frappé, c'est cette évidence (mais les évidences, c'est ce qu'on voit toujours en dernier puisque rien n'est moins "évident" que de percevoir "ce qui va de soi") que les philosophes en France peuvent bien parler de "lux libidinal", de "machines désirantes", de Révolution ou de déconstruction, ce qu'ils troublent surtout, c'est leur eau pour la rendre profonde (leurs discours seraient-ils clairs que le profane comprendrait l'inanité, la vacuité de leurs hautes pensées), pour faire oublier que ce sont des "fonctionnaires de la pensée", des professeurs gagés, payés par l'Etat pour divulguer une "philosophie d'Etat". Rien de plus "vulgaire", mais rien de plus impitoyablement juste que le chapitre 5 ("Position temporelle de la philosophie") des Chiens de garde qui, avant l' Homo academicus (1984) de P. Bourdieu (un livre qui a valu à son auteur bien des haines, qui ne sait pourquoi ?), dénude, met en pleine lumière la mauvaise foi de ces mercenaires "montreurs d'ombres".
De quoi vous dégoûter à jamais de lire les professeurs de philosophie. Dans ma décision d'opter pour la littérature (qui, d'ailleurs, pense plus que la philosophie), Nizan a donc pesé dans la balance. Et dans la foulée des Chiens de garde j'ai lu Aden Arabie qui, avant (encore !) Tristes tropiques (1955), signe la fin de l'aventure (le Roquentin de la Nausée en prendra de la graine) et des voyages. Du coup, j'ai embrayé sur la lecture des trois romans, préférant, de loin, Antoine Bloyé aux deux autres.
" Nizan... Aujourd'hui ! " : Après une longue "période de latence" (quelque deux décennies), reprenant Nizan avec le regard informé, affûté et renouvelé par la lecture des historiens, de M. Foucault, P. Bourdieu et A. Ernaux, ce qui me frappe plus particulièrement aujourd'hui, c'est combien le transfuge a été sensible à tous les conditionnements scolaires, au poids du système de l'enseignement dans la genèse et la diffusion de la pensée, de la littérature. Fondamentalement, tous les écrits de Nizan, d'une manière ou d'une autre, plus ou moins expressément, s'en prennent à l'école, à la pérennité (l'Education nationale est bien un mammouth) de discours idéalistes qui sont autant de "violences symboliques" (P. Bourdieu), de leurres destinés à duper Antoine Bloyé et ses condisciples. La charge est constante. Pourquoi tant de haine endurante ?
Pour "désactiver" Les Chiens de garde , une bombe qui n'a, hélas ! rien perdu de sa puissance, on a voulu réduire ce brûlot à un règlement de comptes personnels, à la révolte (adolescente, irresponsable) d'un jeune Normalien brûlant ses livres et ses maîtres. Or les articles journalistiques, qui constamment pointent et démontent la "morale de classe" des classes, prouvent que les griefs de Nizan sont plus essentiels qu'existentiels, et que sa critique de la philosophie, des humanités, de l'école et de ses fables, anticipe sur bien des points le stript-tease sociologique des Héritiers (1964) et de La Reproduction (1971). Une lucidité pareille, c'est aussi rare qu'une fourmi de dix-huit mètres, et c'est bien plus qu'il n'en faut pour faire de Nizan un penseur actuel, nécessaire, vital.
[Yves Ansel, né en 1953, Professeur à l'Université de Nantes, est spécialiste de la littérature française des XIX è et XX è siècles.
Entre autres articles : " La Peste , des Carnets au roman ", dans Littérature , n° 128, 2002 ; " Trahisons romanesques : Le cas Nizan " , dans Aden, n° 2, 2003 ; " Sociologie des marges littéraires ", dans Théorie des marges littéraires , éd. Cécile Defaut, Nantes, 2005Entre autres publications : La Nausée de Jean-Paul Sartre, Bordas, 1982 ; Stendhal, le temps et l'Histoire, P. U. du Mirail, Toulouse, 2000 ; Stendhal littéral. Le Rouge et le Noir , éd. Kimé, 2001 ; Dictionnaire de Stendhal (co-dir. : Y. Ansel, Ph. Berthier, M. Nerlich), Champion, 2003 ; Stendhal, Ouvres romanesques complètes , tome I, Gallimard, 2005 (co-dir. Y. Ansel, Ph. Berthier ; édition du Rouge et le Noir). ]